BORDAGE, Pierre : La Trilogie des Prophéties
La trilogie des prophéties est constituée, comme son nom l'indique, de trois ouvrages plus ou moins liés entre eux : « La prophétie du serpent », « L'ange de l'Abîme » et « Les chemins de Damas ». Pierre Bordage (Les Guerriers du Silence, le Cycle de Wang...) se lance ici dans la littérature d'anticipation proche où le fantastique n'est présent que par touches légères, très légères...
Trois ouvrages
plutôt volumineux que je vais essayer de vous présenter ici d'un trait.
L'évangile du Serpent : A travers une narration quadruple (le principe des évangiles selon...Yann, le premier disciple, Luc, cyber call-girl, Marc, journaliste, et Mathias, tueur à gages ), Pierre Bordage nous raconte l'histoire d'un nouveau messie venu d'Amérique du Sud, Vaï Ka'ï, un jeune enfant capable d'accomplir des miracles dont le message (abandon de la propriété, nomadisme, recentrement sur soi, amour du prochain...) fait fureur et déclenche les passions. Il en profite pour dresser un vilain portrait de notre société, en situant l'histoire dans un futur très proche et aborde, avec plus ou moins de bonheur, des thèmes tels que l'extrémisme religieux, l'omnipotence et le cynisme des médias et des pouvoirs politiques , les mouvements sectaires... Une autre version de la S.F en Lozère, bien plus réaliste peut-être, vu qu'on est loin de s'y ennuyer...
Le style dynamique et fluide de Pierre Bordage sert ici une histoire plutôt bien montée, crédible et aimable à lire, tout en donnant à penser sur notre monde. L'univers est bien tenu, très proche de notre quotidien, les personnages sympathiques, et la plupart des réflexions et digressions, bienvenues quand elles sont glissées habilement, nous permettent de prendre du recul sur le monde dans lequel nous vivons. Beaucoup de lucidité, et au final une bonne petite histoire, incontestablement agréable et face à laquelle on n'a jamais l'opportunité de se dire que l'on a perdu son temps.
Le tout se termine sur une note presque optimiste, sans être larmoyant, et c'est très bien – vivement la suite, qu'on se dit.
L'Ange de l'Abîme : Faisons en premier lieu un détour, si vous le voulez bien , par la couverture du format Livre de Poche : il s'agit de l'une des meilleurs couvertures que j'aie vu, je crois, tant elle est l'illustration parfaite du roman et le résume à merveille ; sombre, oppressante, avec son paysage aux ponts de métal acéré dominés par un ange aux ailes déployées, mais immobile, et dont on ne voit pas le visage.
Quelques années ont passé depuis L'évangile du serpent, et là où celui-ci se terminait sur une note presque ensoleillée, L'Ange de L'Abîme s'ouvre sur un univers terriblement désespéré, sur fond de décor d'une Europe à l'agonie, politiquement démembrée, sur laquelle règne un mystérieux dictateur roumain, l'Archange Michel. Le cynisme et l'intolérance de la religion poussée à ses extrêmes ont remplacé les espérances que faisait naître le charmant Vaï Ka'ï – dont le « projet », nous l'apprendrons, à largement échoué – dans le précédent volume, s'incarnant dans une société méfiante, mafieuse et ultra-violente, refermée sur elle-même et entièrement tournée vers un objectif : la guerre contre les nations musulmanes.
C'est dans ce contexte que Stef et Pibe – qui tient son nom, certains se le demandent peut-être déjà, d'un certain « footballeur argentin d'avant la guerre » – vont prendre la route pour aller parler au fameux archange Michel...
Avec une extraordinaire lucidité, l'auteur nous mène avec brio dans un cauchemar dont – la formule est répandue, je le sais, mais pour une fois j'avoue l'avoir réellement ressenti – on ne saurait ressortir indemne. Impossible de s'arracher à ces pages, il faut savoir – savoir non pas tant ce que cette histoire-là nous réserve, mais ce vers quoi notre monde tend, et ce à quoi il va aboutir si on ne redresse pas la barre à temps. Car oui, c'est de cela qu'il est question le plus souvent, sans même que l'on s'en rende compte, et c'est là toute la force du livre : il nous met en garde contre un modèle de société qui exclut et qui assène, qui trie et qui triche, d'une façon tout-à-fait effrayante au vu de certains parallèles qui pourraient être faits.
Un chef d'œuvre
aux mots et aux images forts et persistants, il faut oser le dire.
Les chemins de Damas. Ah, la belle ellipse ! Quelques années ont passé
depuis la chute de l'empire chrétien de la vieille Europe, et on retrouve le
vieux continent dans un état guère plus frais : chômage, violences,
délocalisations, main-mise des mouvements évangélistes qui prêchent le
renouveau de la religion. Jemma quitte Paris pour retrouver sa fille disparue
et se rendre en terre musulmane, où les rumeurs d'enlèvement d'enfants la
mènent. Là, la justesse de l'auteur l'amène à découvrir un peuple pas si
sauvage que ce qu'elle pense, mais loin d'être angélique non plus ; et surtout,
il nous mène en douceur vers une fin en tous points surprenante qui évidemment
ne sera pas dévoilée ici.
Il faut le dire, Les chemins de Damas constitue – sans être non plus complètement mauvais – une légère déception, surtout après le fabuleux choc du précédent opus. L'auteur y reprend un procédé narratif identique à celui de L'Ange de L'Abîme – une alternance de chapitres consacrés à l'histoire principale et d'autres nous racontant la société qui les entoure, ses travers et ses acteurs – ce qui est dommage et ôte à mon avis un peu de cohésion à la trilogie ; il semble de plus s'être essoufflé, ce qui se comprend après le train d'enfer mené jusque-là. Le roman reste à lire, loin d'être désagréable et réservant, c'est déjà dit, une belle surprise pour la fin.
Au final, Pierre Bordage nous livre avec sa
trilogie une œuvre dense et intense, où l'Ange de L'Abîme se taille la
part belle, et dont les trois volumes peuvent être lus séparément mais gagnent
à être lus ensembles.
Zolg