Même si vous n'êtes pas un gros lecteur de BD, le style Sorel peut vous évoquer bien des choses. Les rôlistes se souviendront peut-être de ses illustrations dans le magazine culte Casus belli, les autres (je suppose que si vous fréquentez ce blog, vous êtes lecteur de littératures de l'imaginaire!) auront un souvenir ému de ses superbes couvertures (principalement pour Denöel, Mnemos, Présence du futur et Folio sf). Pour moi, Sorel, ce sont les illustration de l’Échiquier du mal, de Mythagos, de la Nuit du prédateur. Mais c'est aussi L'île des morts qui met magnifiquement en image les horreurs de Lovecraft. Quoiqu'il en soit, Sorel c'est surtout une patte graphique reconnaissable, tranchante et poétique faite pour illustrer les rêves et les cauchemars. Aujourd'hui, il nous propose, chez Casterman, une histoire de fantôme, à sa manière, c'est à dire une histoire humaine, onirique.
Emilie meurt seule, dans l'enclave de son appartement, au cœur de la grande ville. De son vivant, personne ne se souciait d'elle et elle ne voyait personne. Aujourd'hui, elle est bien seule, esprit que nul ne peut plus voir (à part les chats). Mais les murs de sa prison, l'intimité des cloisons, sont tombés. Elle peut voir, entrer au cœur de la vie de ses voisins. Ce qu'elle sent, c'est la solitude, l’incompréhension. Ce qu'elle voit c'est la tristesse et la détresse mais aussi la magie, les histoires secrètes qui tiennent les murs de cet hôtel si particulier : un artiste fauché qui cache ses trésors dans le reflet d'un miroir, un pervers qui convoque les grands héros littéraires pour de grandes orgies, un enfant enfermé dans un placard qui n'existe pas... Emilie est morte, mais son décès en fait le témoin privilégié d'une société solitaire mais pleine d'une vie intérieure. Si seulement les gens pouvaient la voir...
Difficile de résumer clairement cette œuvre tant c'est plutôt une expérience presque sensorielle que linéaire. Pas d'intrigue réelle, pas de grande quête, pas vraiment de grande énigme à résoudre mais plutôt des scènes de vie à priori ordinaires qui basculent dans le fantastique. Nous plongeons, bien malgré nous, à l'intérieur de cet hôtel si particulier, rempli de mystères pour un voyage en marge de la réalité. Sur des tons de gris et sépia, les graphismes tout en arrêtes évoquent une existence morne et des personnages usés par la vie. Mais aussitôt entré dans leur quotidien, nous découvrons des portraits uniques aux personnalités ambiguës et aux secrets incroyables. La grisaille d'un encrage hiver laisse place à la rêverie d'un lavis automne aux couleurs de feuilles mortes. Il est question de folie, il est question de rêve, il est aussi question d'art et d'amour. Tout se mêle et ce sera votre rôle dans faire l'exégèse.
Ce qui m'a touché, outre le graphisme splendide, réaliste et fou, c'est la solitude des personnages. Quand on vit en ville (et en appartement, qui plus est), on entend toujours ses voisins, on se demande ce qu'ils font pour arriver à produire ce bruit, de préférence tard le soir. Mais on ne le sait jamais car on ne les côtoie pas. En ville, on s'entasse, on se colle, on se touche mais on veut de moins en moins se connaître. Dans le métro, c'est bouquin et casque aux oreilles, pas question de lever les yeux. Ici, la mort d'Emilie rompt la barrière de l'intimité. Ce mur qui renvoyait seulement l'écho d'une vie derrière lui est tombé. Ainsi, c'est tout un ensemble de secrets qui se voit exposé à ses yeux (et à ceux des chats, bien sûr!). Alors qu'elle est libre de ses mouvements, les autres protagonistes restent enfermés dans ces cellules qui constituent leur existence. C'est alors une vie intérieure, toujours à la marge entre la folie et le rêve, qui prend place dans l'univers carcéral de ces appartements, abattant, d'une manière nouvelle, les murs de cette prison. Sorel met d'ailleurs très bien (à mon sens) cette thématique en valeur, opposant la liberté de mouvement éthéré d'Emilie et des chats à la claustration des protagonistes. Il y a aussi la présence des fenêtres qui sont autant de portes, de souffles de vies, ouvertes vers l'espoir. Il y a enfin les miroirs...
Devrais-je conclure ? Résumer ? Impossible. Hôtel particulier est un voyage surréaliste, intime et beau où l'on parle de la vie, de l'art, de l'amour, où la folie côtoie le rêve, où de grand noms sont convoqués afin de soutenir le propos (lewis Carrol, arthur Rimbaud, Baudelaire, Pouchkine... parsèment les planches de leurs proses). A mon sens, seule la patte de Sorel sait produire ce pur moment d'imaginaire.
StepH